Nouvelle
Ma Ville Malade
Découvrez ci-dessous la nouvelle Ma Ville Malade.
Mais d’abord, un peu de contextualisation :
Cette nouvelle a été réalisée dans le cadre du premier recueil du Collectif des Auteurs Masqués « Histoire de Confinés », une initiative lancée par Grégoire Laroque. Ce projet a rassemblé une vingtaine d’auteur.ices durant la première période de confinement. Tous ses bénéfices ont été reversés à une association caritative pour soutenir le corps hospitalier en temps de crise.
Bien que je n’en fasse plus partie, le Collectif existe encore et publie régulièrement de nouveaux recueils dans le thème de l’association supportée par les bénéfices. Pour plus d’info sur leurs projets en cours, je vous recommande de faire un tour sur leur site.
Au profit de l'AP-HP
Ma Ville Malade
Je compte les échos de mes pas dans les rues vides de ma vie. Le ciel a versé ses pots de lumières sur l’asphalte et déborde sur les fenêtres des maisons inhabitées. Le vent me parle, mais a très peu à dire ; il n’a plus de rumeurs de marché à porter, ni de musique à partager.
Ma ville… ma vie… ma ville est malade. Elle a du mal à respirer.
Elle s’est vidée de ses cellules et n’est plus qu’une structure inerte. Elle est une peinture attaquée par la pluie, une abstraction due aux intempéries. Je la parcours parce qu’il ne me reste rien. Parce que quatre murs ou un dôme céleste reviennent au même, ici.
Lorsque je me tourne les méninges, elles s’entremêlent comme les anneaux d’un ressort. Je songe souvent à les tirer. Je songe à les briser.
Pourtant, ma ville n’est pas fantôme. Parfois, je les perçois. Les autres. Je les entends. Un escalator qui démarre dans un centre commercial ; un chien qui aboie dans le parc ; une radio qui crachote quelques notes perdues pour des oreilles que je ne vois plus. À quel moment les ai-je quittés ? Sont-ils seulement là ? Sont-ils des souvenirs que je perçois ? Est-ce un passé qui refuse d’être oublié, un présent qui a choisi de m’écarter, ou suis-je celui que l’on a effacé ?
Je n’ai personne à qui poser la question, alors je l’inscris sur les murs. Je ne trace pas toujours toutes les lettres, j’économise ; c’est comme le souffle, on ne sait jamais quand on en viendra à bout.
C’est une missive que j’écris. Un appel à l’aide au travers de la poésie. Ces individus que je ne vois plus, j’en fais des pages que je relie avec mes nerfs. Sur leur couverture, ce sont les huit milliards de sourires que j’ai égarés. Le mien en particulier. Il était large. Il était lumineux.
Cruellement, il était contagieux.
Ma ville… ma vie… ma ville est malade.
Il y a une île non loin de chez moi. Elle est bordée d’une mer de bitume, et trois arbres y pointent le ciel, pour me rappeler de lever les yeux. Il y a un banc, mais je ne m’assois jamais dessus. Je le laisse pour ceux qui ne sont plus là. Ceux dont les ombres passent parfois. L’une d’elles revient souvent. Elle se manifeste sous forme d’orchestre ; vingt ailes qui battent autour de moi, roucoulent et se rient de moi. C’est elle la plus pénible. Elle pue la liberté. Moi aussi, j’aimerais m’envoler.
Je songe fréquemment à mes sens. Un pour chaque doigt de la main. Le toucher pour le pouce, en maudissant cette vie qui n’est plus douce. L’odorat pour l’index, comme s’il pouvait me rendre mes réflexes. La vue pour l’annulaire, parce que rien n’a jamais été moins clair. L’ouïe pour l’auriculaire, car c’est mon plus grand adversaire.
Je laisse le goût pour le majeur, parce que plus rien n’a de saveur.
Ma ville… ma vie… ma ville est malade.
J’ai couru aujourd’hui. Après quoi, je ne sais pas. Je pense que si je me donne un but, il deviendra une destination. Que les épreuves deviendront des étapes, et que des portes s’ouvriront. J’ai entendu plus de monde. J’ai entendu chanter. Je me suis même pris à rêver.
Il y a une fenêtre chez moi. Elle donne sur trois jardins.
Le premier est immense. Il compte trois brins d’herbe, aucun arbre, et une mare ronde et sombre, qui me fixe de son œil vitreux.
Le deuxième est une forêt. J’en vois le début, j’en vois la fin, mais ses racines et ses cimes se confondent ; si bien qu’on n’en ressort jamais.
Le dernier est surtout composé de chemins. De grès, de marbre, de gravier et de briques. Ils se croisent et se décroisent, s’entortillent et se délient. J’aimerais les voir s’aligner, ou ne serait-ce qu’une seule fois fusionner, mais ils restent distincts, en dépit de toute volonté.
Ma ville… ma vie… ma ville est malade. Mais peut-être un peu moins.
Elle est un palais des glaces qui me renvoie mon reflet. Elle est un livre sur la physionomie basé sur mes traits. Plus je la regarde, moins je sombre dans l’oubli. J’ai commencé à la comprendre, à l’entendre et à la réapprendre. Je découvre la beauté de ses petites ruelles, de ses parcs cachés et de ses terrasses ensoleillées. Les œuvres d’art sur ses murs contiennent toutes des histoires, qui en dissimulent elles-mêmes d’autres. Qui eût cru qu’elle était si complexe ? Qui eût cru qu’il restait assez de curiosité en moi pour en être perplexe ?
J’ai vu six oiseaux aujourd’hui. Il y a des saisons, pour ma ville aussi. Apparemment, c’est le printemps. L’hiver a tout tué, mais j’ai réussi à le surmonter. À présent, la vie revient. Des bourgeons qui éclosent se dégagent de la guitare et du clavecin. Je crois qu’il reste beaucoup à faire et à penser. Mais bientôt, ma ville sera habitée.
Ma ville… ma vie… ma ville est malade. Ne reste qu’à moi de la soigner.
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